ARTAUD SANS ADEPTION



Sanda Voïca

                                               Artaud sans adeption
                                               ou
                        Comment adepter [1] Antonin Artaud

                                « Ne soyez pas adepte [2] de moi » – fausse injonction d’Antonin Artaud (que j’invente à l’instant).
                               [Pénétrer la voie n’est pas difficile,]
                               Mais il ne faut ni amour, ni haine, ni choix, ni rejet. » (m.s.)
                                                               Maître Sosan, « Shin Jin Mei ».

                « Nous avons moins besoin d’adeptes actifs que d’adeptes bouleversés. » - ces lignes des « Textes de la période surréaliste » d’Antonin Artaud me renvoient à moi-même, comme tout ce que je lis de lui. Et aux autres qui seraient dans mon cas, quand je tombe sur cette revue « Népenthès », qui fait son numéro de fin d’année autour d’Artaud (et pas seulement). Et mon questionnement : dans quelle mesure on peut être encore, aujourd’hui comme autrefois, bouleversés ? Je ne nie pas l’existence du « bouleversement » au monde. Mais « d’adeptes bouleversés » ? Ne s’agit-il pas là d’un oxymore ? N’y a-t-il pas là une contradiction dans les termes – car être « adepte » de quelque chose ou quelqu’un, c’est être déjà « conquis », donc… mou. Agir ? Etre agi plutôt. Alors déjà « adeptes actifs », ce serait un exploit, un acte de vaillance inouï. Mais cet acte serait insuffisant, à peine visible – même signe de… mort. Il faut une autre exigence : « adeptes bouleversés ». Comment le comprendre ? Comment l’expliquer aux autres ? Combien de textes et d’actions à partir et autour d’Artaud ont-ils la marque « adepte bouleversé » ? On ne saura le dire sans vérification, lire ou assister aux dites actions. Et mon » moment » Artaud ? Ce texte ici, si mal commencé, est signe de quel bouleversement ? D’un effet de lecture, très récent : lecture par à coups de plusieurs textes du « Théâtre et son double » et de « L’Ombilic des Limbes ». Bouleversée par cette confrontation avec moi-même, à laquelle il, Artaud, ses textes m’obligent illico, au point que mon cœur a accéléré ses battements, que j’ai pris sans trop attendre le stylo pour écrire ici et surtout changer de pièce, quitter mon lit de la chambre à coucher, pour rejoindre mon bureau, ne plus écrire des notes couchée, mais debout. Non pas à la Philip Roth, mais à la verticale de mon être, que j’avais un peu délaissée, qui s’est un peu courbée les derniers temps. Non pas la courbe d’un asservissement, ou servilité, mais courbée par la paresse. Sa flèche – car il y a eu une époque où même la paresse m’était vaillante – a… fléchi aussi. Et il ne s’agit pas, hic et nunc, de prendre une bonne résolution. On n’est pas le Jour de l’An. Non : j’ai traversé et été traversée, en lisant Antonin Artaud, ce matin, par toute ma vie, moments du passé et du futur. Des choses que je n’avais pas vécues, les voilà entrevues en lisant quelques textes d’Artaud. Comment cela est-il possible ? Suis-je dans les « adeptes actifs » ou dans les « adeptes bouleversés » ? Mais dans quelle mesure je garde mon bouleversement en l’écrivant ? Vous voyez bien que je suis bien en-dessous d’Artaud et je le vois encore mieux : en-dessous de moi-même. Donc je ne suis pas encore adepte de moi-même. Car c’est de quoi j’ai voulu parler dès le début, sans pouvoir le dire jusqu’à maintenant : en fait, dans les lignes d’Artaud, citées en ouverture, l’accent ne devrait-il pas être mis moins sur « actifs » ou « bouleversés » et plus sur… «adepte» ?   Car adepte de quoi ? De qui ? Adepte d’Antonin Artaud ou de ses écrits – cela peut-il convenir quand on veut l’évoquer, écrire sur lui ? Ne devrait-on pas aller beaucoup plus loin – au-delà d’Artaud –, devenir adepte bouleversé de soi-même dans tous nos actes ? Ecrire ou vivre touchés (comme en escrime) par chacun de nos mots ou chacune de nos actions ? Vivre blessé en permanence ? Ce n’est pas pour dire mal ce qu’Artaud a déjà dit maintes fois et mille fois mieux ! Non, c’est  pour arriver à ce que j’ai voulu dire dès le début, sans (encore) y parvenir : l’accent à mettre, oui, je le disais sur adepte. Et, oui, ah oui : adepte de quoi ou de qui ? Non pas de quelqu’un d’autre, non pas devenir, je le crois bien, même pas adepte bouleversé d’Antonin Artaud. Non : peut-être qu’ « adepte bouleversé » voudrait dire, finalement, se retourner contre cette idée-même. Retournement qui conduirait à être bouleversé pour ou par rien, en absolu. Nier le mot « adepte », finalement. Rester suspendu dans son existence, comme auprès du vide, du précipice qu’on conscientise d’un coup, en escaladant, sans expérience, même si pour la trentième fois, une montagne escarpée, car chaque fois c’est la première fois, vu la difficulté du trajet. Conscientisation qui vous perd : le talon n’avance plus en ignorant, mais en… adepte de l’escalade. Et vous mène à votre perte.
                Alors, je continue à croire, ce matin, qu’ « adepte bouleversé » n’est que le début d’une action écrite, qui mènerait à la négation de cette formule, de la phrase entière d’Artaud du début de mon texte. Texte que je risque de finir, je m’en aperçois encore une fois, sans avoir dit l’essentiel de mon interrogation : pourquoi adepte ? Qu’est-ce que cela veut dire : adepte ? Jusqu’où peut-on être « adepte » ? Sur l’échelle graduée de l’adepte, suis-je très haut, très bas ? Pourquoi ce mot, ce nom commun, n’a pas d’adjectif ? Adoption ou adoptif – sont-ils trop loin ? Adoptation ? A inventer un tel adjectif ? Et un verbe transitif : adepter quelque chose ou quelqu’un. Je dois arrêter mon char – je frise la folie. Je risque la camisole. Je me couche – avec le risque de retrouver mes cauchemars. Mon cœur n’a pas cessé de battre la chamade pendant tout ce temps, depuis que j’écris ceci, engourdie, car impossible de changer de position avant d’avoir fini ces lignes. Assoiffée aussi : je vais chercher à boire. Adepte – je ne sais toujours pas ce que cela veut dire. Et qui peut être encore bouleversé de quoi que ce soit aujourd’hui – et bouleversé, de  surcroît. On peut dire être stendhalien, pascalien, nietzschéen – avec le risque de tous les malentendus, vu que personne ne pourra te dire ce que cela veut dire vraiment. Alors peut-on dire vraiment être… artaudien ? Antoninartaudien ? Artauldien ? Des barbarismes ? Nul ne peut être adepte, actif ou bouleversé, d’Antonin Artaud ? Comme nul ne peut être stendhalien,  pascalien et que sais-je encore, sauf à vivre et créer comme lui (à l’identique). A prendre ou à laisser. A prendre ou à laisser ? A ME prendre ou à ME laisser ? Dans le Zen, il ne faut ni vouloir prendre ni rejeter. M’adopter. M’adapter. M’adepter.            
                                              
                                                                                              Nuit du 6 vers 7 Octobre 2012


[1] Adeption, adepter : des barbarismes qui ne trouveront leur justification / explication qu’à la fin de ce texte.
[2] Adepte : 1.Initié ; 2) Amateur ; 3) (Vieilli) Un alchimiste qui croyait être parvenu au Grand Oeuvre.