mercredi 14 août 2019

P.2019.08.14. Sanda Voïca et l'exil : texte lu le 17 juin 2019 à la Médiathèque de Saint-Lô, à l'ocassion de la soirée poétique avec Michel Deguy, Martin Rueff et Sanda Voïca ; animée par François Bordes

Texte lu en préambule à la lecture de mes poèmes 
- choisis d'Exils de mon exil et de Trajectoire déroutée-




L’exil selon Sanda Voïca

Je ne suis pas née fatiguée, comme quelqu’un, bien célèbre – Cioran –, l’a dit, je ne suis pas née non plus « tuée », comme disait Voltaire, mais je suis née exilée. Ou en exil – tout en étant née et en restant jusqu’à mes 37 ans dans le pays de mes parents et mes aïeux – la Roumanie.
Pourquoi ce sentiment alors, dès mon plus jeune âge, de ne pas être chez moi, à ma place, pour ne pas dire même que je ne suis pas…moi ! Moi-même ! Pourquoi cet espace-interstice, dès mes premières années, vers 7-8 ans, entre moi et le monde ? Pourquoi, en rentrant de l’école, à plusieurs fois, tard l’après-midi, le soleil en train de se coucher, sous mes yeux, en voulant me dire à moi-même cette chose simple : le soleil se couche – j’ai senti ou compris, douloureusement, que mes mots ne me suffisaient pas, n’étaient pas assez précis, convaincants, ou appropriés pour dire une chose si simple : le soleil couchant…
Cette « séparation », créée par l’insuffisance des mots – une fois constatée – m’a fait si peur que je l’ai aussitôt… occultée : ainsi, pendant des années, malgré mes études, sans me vanter, brillantes, j’ai vécu selon mon sentiment intérieur, comme une idiote. Une idiote qui lisait, lisait, lisait… Beaucoup lu, et à la fin des études à la Faculté de Bucarest, me préparant pour la carrière, enfin, le métier de professeure – ce que j’ai d’ailleurs fait, pendant quelques années. Mais un après-midi, de cette fin d’études, une sorte de voix –appartenant à qui ? ou venant d’où ? – a résonné dans ma tête, en me disant avec une grande force et évidence quelques mots très simples, mais leur force – ou celle de la voix a été aussi une injonction : les écrire aussitôt : ce que j’ai fait : en roumain.
« Pentru-a fi inspirat / Un amurg s-a làsat ». Pour être inspiré / un coucher de soleil est arrivé. » Drôle de … paroles, drôle de coïncidence : de nouveau ce coucher de soleil (empêché, de mes 7-8 ans jusqu’à mes 22-23 ans – il ressurgissait autrement : cette fois ci « compris » dans des mots dictés – à la fois les miens et étrangers.
Etais-je, enfin, chez moi à travers ou dans ces simples mots – ou mots… simples ? Dans mon « pays » ? Dans mon « chez moi » ? Était-ce l’écriture enfin ma maison, me demeure ? Je ne l’avais jamais pensé dans ces termes avant-hier- quand j’ai noté ces phrases.
Depuis ces premières deux lignes évoquées, notées presque en transe, encore étudiante, cette façon d’être – non pas seulement vivre et agir dans le quotidien, dans la vie réelle, normale – mais aussi dans ce monde autre – celui où les mots, les phrases s’emparent de moi, me ravit et m’oblige à les fixer dans des textes – n’a pas cessé. Alors les textes écrits se sont enchaînés, une partie déjà publiés, d’autres inédits.
Chacun d’entre eux s’avère-t-il ainsi ce terrain / territoire / lieu / monde paradoxal, à la fois ailleurs, très… ailleurs, éloigné, étranger et très familier, le plus intime, le mien, le plus proche, le plus près de ce que je suis / je pense.  Ou : de ce que je sais être.
Je suis en exil, c’est alors : je suis tout simplement celle qui écris.
Ce n’est pas innocent alors que mon premier recueil que j’ai publié en France – où je vis depuis 20 ans et depuis que j’écris directement en français - s’appelle Exils de mon exil. Et où il faut comprendre, vous l’avez saisi / compris, que l’exil est chacun des poèmes.
Je multiplierais mes références à ce – peut-être « lieu commun » -mais finalement à chacun de le vivre à sa façon – en évoquant ce que Yannick Haenel dans son livre récent sur Caravage, que j’adapte à mon cas : « l’exil serait alors chercher / trouver / rester dans / garder le sacré : « ce plan de la vie auquel on s’ouvre par l’esprit. » Et : «c’est à ce pays spirituel aussi sombre qu’effrayant que la peinture de Caravage nous invite. »
En pensant à mon « cas » - j’aimerais dire que ce pays n’est pas seulement effrayant mais aussi enchanteur, merveilleux, je ne connais pas plaisir plus grand que celui de me retrouver exilée de cette manière – plusieurs fois par jours, parfois. De « durées » plus ou moins longues.
Alors mon écriture-exil n’est que cette recherche permanente de ce qui ne me lâche pas.
Et surtout : c’est plus lui, l’exil, qui me cherche, et non pas moi qui cherche l’exil – souvent l’écriture se passe à mon insu. Je suis moi-même – si on peut dire, cela -quand je me relis et corrige.  
Novalis pourrait renforcer l’idée avec « Tout le visible tient par l’invisible. »
Je ne vais pas rappeler non plus que Baudelaire, dans son « Albatros », utilise aussi le mot « exilé » pour le poète : « le prince des nuées… / exilé sur le sol au milieu des huées… »
Je ne vais pas évoquer trop longuement non plus Edmond Jabès – pour qui « tout poète est un exilé »…
Surtout que je ne suis ni exilée politique, ni économique : je vis en France par un choix de vie (heureuse)… Exilée de terre, donc, mais j’étais déracinée / enracinée déjà en vivant en Roumanie, comme je suis déracinée / enracinée aussi en vivant en France.
C’est donc ma nature même. 
Et si je peux rajouter ce qu’un Alexandre Hollan disait, à propos de sa peinture, en m’identifiant avec ses propos : « L’arbre existe sans moi (…). Devant l’arbre ma chance est d’entrer directement en contact avec l’inconnu, le « pas moi ». Cela donne un sentiment de liberté ! »  - alors c’est évident que l’exil est ma liberté !
Ce n’est peut-être pas anecdotique – je dirais même cela aggrave mon « cas », si je vous dis qu’avant de quitter la Roumanie, où j’ai publié (à part des textes variés dans les principales revues littéraires roumaines) - avant mon départ même, en 1999, un recueil – en roumain, mais où, bizarrement – il y a quelques poèmes écrits et publiés en français, parce qu’ils me sont « venus » en français !
Ni mes origines ni ma vie « concrète » ne justifient un tel « phénomène ».
Alors, si j’écris, c’est aussi pour comprendre pourquoi j’écris !

 Sanda Voïca
17 juin 2019