jeudi 15 mars 2018

P.2018.03.15. Chronique de Sanda Voïca du livre de Radu Bata, "Survivre malgré le bonheur - poésettes" avec 13 illustrations, Couverture I de Stefan Câltia, ", Jacques André éditeur, 2018, 200 pages.

Radu Bata, "Survivre malgré le bonheur - poésettes" avec 13 illustrations, Couverture I de Stefan Câltia, ", Jacques André éditeur, 2018, 200  pages


« La révolution se fera dans un vert d’eaux lexicales car c’est dans le mot qu’on trouve le salut doux et lumineux comme une crêpe flambée.
La poésette est un peu dada et beaucoup fada mais j’espère qu’elle entrera dans [vos] grâces : elle nous met dans le même sac de lexicopathes aguerris ! »
Radu Bata
Je me suis permis de reprendre en exergue la dédicace personnelle de l’auteur, car elle résume bien le livre et nous incite mieux que tout autre mot à le lire.

Mais chronique oblige : rajoutons nos mots, car phrase après phrase on arrive à l’emphase. Me voilà contaminée par l’écriture de Radu Bata. Son épigone, déjà !
Mais l’épigone de quelle poésie, déjà ? « Poésette » peut intriguer plus d’un : l’auteur s’en est expliqué par ailleurs : poésie sans prise de tête. Mais il ne faut jamais croire sur parole un auteur. La poésie de Radu Bata est loin d’être superficielle, voire facile. La prise de tête n’est pas mise en avant – mais l’art de la cacher, non pas comme une chose honteuse, mais comme les fils de la couture, chez un grand styliste, est là.
Pas facile de déceler les composantes d’un style – ou d’une poésie nouvelle – sans s’embrouiller ou ennuyer, quand la fraîcheur du poème est la seule qui « parle ». Mais on peut déceler de prime abord, des noms d’autres poètes qui peuvent résonner en nous en même temps que l’auteur. Je dis « en même temps » - car il ne s’agit pas d’une influence directe de Verlaine, Prévert, Queneau, Kafka, Pessoa, Boris Vian, Cioran, Rimbaud, Eluard, Supervielle, Jacques Roubaud, Charles Bukowsky, et surtout Lewis Carroll (un des poèmes s’intitule même « Jabberwocky » !), ce dernier pour le nonsense de son « Alice au Pays des merveilles », et où le nonsense n’est pas le manque de sens ou absurde, mais ce genre littéraire typiquement anglais, où le sens est (bien) dévié. En gardant les proportions, on pourrait dire du livre de Radu Bata ce que Gilles Deleuze a dit de Lewis Carroll et de son « Alice… » : « il [L.C.] a fait le premier grand compte, la première grande mise en scène des paradoxes du sens, tantôt les recueillant, tantôt les renouvelant, tantôt les inventant, tantôt les préparant ».
Et cette auto-définiton, ou ars poetica, dans ledit poème : « je suis/un porte-manteau/verbalistique/qui voyage/au-delà des miroirs ». Radu Bata est un(e) autre Alice au pays des merveilles. CQFD. Sa logique, la logique de ses poèmes, est « la même logique folklorique/sortie directement/des billes du loto » (p.39) Cette logique se vérifie dans tous les textes : « notre existence biblique/perd le nord/dès qu’un ange sculpté/par michel-ange/donne sa démission/et s’engage comme vigile/à carrefour » (p.39)
Pour ne pas dire – oser dire, que ce livre de Radu Bata est un large détour, ou une variation de la célèbre citation : « Si le monde n'a absolument aucun sens, qui nous empêche d'en inventer un ? (Lewis Carroll).
Et aussi les roumains et franco-roumains : Tristan Tzara (« Salut dada », p. 88), Urmuz, Nichita Stànescu, Ionesco, Bacovia, Tudor Arghezi, Gherasim Luca.
Mais il s’agit de leur sublimation, alchimiquement parlant : leur fonte – non pas la fonte des neiges, mais leur décantation ou transvasement, leur filtre et leur philtre donnant une nouvelle grille de lecture de la réalité (et plus) et surtout un philtre enivrant. Ce n’est pas pour rien qu’un autre de ses livres s’appelle « le philtre des nuages. Et autres ivresses ».

 Florian Doru Crihana

Mais tous ces noms cités sont englobés pour faire l’unicité de Radu Bata : ce sont ces deux vers, en italiques, perdus dans la page 6, qui le confirment : « Il est bon d’avoir l’esprit d’équipe./Surtout quand tu joues seul contre tous. »
« 20 spécificités », dit l’auteur, qui donneraient son AOC. Au moins 20 auteurs-ingrédients, pour donner dans la poésette !
Il ose l’inosable : et il s’impose, tel un Brancusi, (encore une fois, garder les proportions !) : « le lit/est une chaise électrique/installée/à la table/du silence ». Allusion à la table du silence de Brancusi, mais aussi une variante de cette définition de la beauté par Lautréamont : « … la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie »…
Le mot d’ordre, ou le dénominateur commun des poèmes batiques ! – de Bata ! – c’est l’AVENTURE dans la langue. Les jeux d’enfants (la marelle, la corde à sauter, etc.) avec les mots. Exercices d’admiration envers les précurseurs et aussi exercices de dé- et re-composition : « 
Nous avons vu dans chacun des poèmes un nouvel outil de déchiffrement et de nomination du monde, soi y compris. Regard, point de vue inédit, et profond, et décalé, et dépaysant, et rassemblant, et égayant, et interrogeant, et synthétique, et ouvrant-fermant, et alléchant, et grave, et ravivant, et gratuit, et tiraillant, et allégeant, et moussant, et catalysant, et masturbant-jouissant, et va-et-vient entre des mondes connus et inconnus, et décapant/nettoyant/déparasitant, et… allez voir par vous-même.
Les presque trente ( !) nuances de Bata (Radu).
Il faudrait préciser que Radu Bata est roumain, qu’il vit depuis 1990 en France, Professeur de français en Roumanie et professeur de français et de journalisme en France. Alors, c’est plutôt « normal » qu’il soit à cheval sur les deux cultures et pensées poétiques, même s’il ne se contente pas de celles-là, car il est un fin connaisseur de la poésie du monde.
Chacune des deux langues, roumain et français, devient, tour à tour et en même temps, dans ses poésettes, langue maternelle et étrangère.
On pourrait quand même « choisir » ou pencher, avec le poète, du côté du français : « je suis devenu français/ce matin/vers 5 heures/moins le quart// j’avais essayé d’autres nationalités/d’autres langues […]//mais aucune/ne m’avait ouvert/la porte du paradis » (p.43)
Les jeux de mots – qui jonglent avec les expressions et les jeux de mots déjà existants dans chacune des langues – peuvent laisser une impression de gratuité gratuite. Que la littérature, la poésie, soit/est gratuite, c’est une évidence compréhensible. Mais quand elle est élevée à la puissance deux, elle risque d’être moins compréhensible. Mais une gratuité en mouvement comme les mouvements des nuages, dont les formes nous parlent ou pas, la condition première étant d’être attentif à eux (les regarder, les voir, les lire, être synchronisés avec leur passage). Détournement permanent des deux langues, en particulier, et du langage, en général.
Le poète fait souvent, entre autres « procédés », des calques entrecroisés sur le roumain et le français, les métaphores « claires » ou évidentes dans chacune des langues deviennent opaques – nuages ! – et à nous de (re)trouver un sens à ces nouvelles métaphores !
Calque d’après le (nouveau) calque – cela ne peut que mettre tout sens… sens dessous-dessus !
On dirait que le but de cette écriture est de NE FAIRE ABSTRACTION DE RIEN, de rendre sensible, les choses, des plus concrètes aux plus évanescentes, le moindre sentiment, la moindre pensée ! Comment s’y prendre pour une telle tâche totale, totalisante ? Inventaire/bréviaire de la vie du poète et de toute vie : pour essayer d’arriver dans leur cœur, malgré la conviction du poète, dans le poème « Rien de concret, ma chère », qu’on peut faire abstraction de tout mais pas de la musique de l’air/printanier // car il n’y a que lui/qui t’aide à faire abstraction/de toutes les abstractions/nommées ci-dessus//et il envahit ta poitrine/en chantant/une fugue/de bach » (p.8-9). Pour dire que la poésie ne peut pas s’absenter de nos vies.
La relatif et l’absolu sont inextricables, le livre même devient « Le livre des chansons relatives », tout en visant l’absolu de la poésie : « à partir d’un certain âge/la réalité est plus dadaïste/et les amis se cachent/dans les plis de l’horizon[…] // à partir d’un certain âge/les consonnes continuent/de faire l’amour avec les voyelles/le verbe avec ses sujets/les majuscules de  corrompre les minuscules/(sans incidence pénale)/mais leurs ébats sont intéressés:/ils veulent figurer entre les couvertures/d’un livre incertain » (p.10)
Si Radu Bata n’est pas le seul à avoir vu les mots comme des objets, il est le seul à le dire avec une distance très mélancolique, même si elle n’est pas loin de la distance personnelle et historique, dont était pleine aussi la poésie de Paul Celan : « à partir d’un certain âge/tu restes à contempler/les mots renversés/sur la table de la cuisine/et les refrains relatifs/qui ont inondé ton salon/comme des souvenirs/qui se sont trompés d’adresse » (p.10)
Une poésie qui se propose, plus ou moins programmatique, l’innovation, car il faut se rapporter à l’écriture des poèmes comme on se rapporterait aux autres : « avec les gens/les choses sont claires/seulement/si tu sais ouvrir/les pages/de leur dictionnaire/personnel ». Question de lecture, de compréhension, voire traduction du monde.
Pour voir plus clair – la vie, le monde – une… solution, celle de « discuter/avec le vent », et cela lui permettrait de se positionner – singulière position ! – dans ce monde : « aujourd’hui/dans le vacarme lexical/de mes collègues/de planète/je continue de socialiser//de discuter avec le vent » (p.25)
Parler déjà de l’importance majeure/primordiale/déterminante, je dirais même le moteur de l’écriture de Radu Bata : celle des nuages. Pourquoi les nuages ? « avec les nuages/plus besoin/de lexique/personnalisé/tout le monde parle/leur langue/sans professeur// il suffit/de les regarder/dans les yeux/et de lire/sur leurs lèvres/le mot/amour » (p.13)
Radu Bata voudrait-il que les poèmes soient des nuages ? Ainsi, il réaliserait ce que Lautréamont voulait : que la poésie soit faite par tous et que lire (dans) les nuages soit à la portée de chacun.
Les nuages sont presque (sacro)saints : « mais il ne faut jamais/se moquer des nuages/des nuages/qui nous habitent » (p.29)

 
 Iulia Schiopu

Plus de trente occurrences du mot – dans celle-ci l’amour pour eux étant avoué/explicite : « j’avoue aimer les petits nuages lunatiques » (p.176)
Poésie et nuages risquent de se confondre, de faire un : « je me suis introduit/dans le minuscule/département/de la poésie/et j’ai créé/le Mouvement de Solidarité/avec les Nuages/les Amours/et les Cerises//car les nuages/les amours/et les cerises/sont beaucoup trop/éphémères/ils passent/comme des éclairs/dans notre ciel de naissance » » (p.32)
Voilà le « sans prise de tête » évoqué : la dérision, ne pas se prendre trop au sérieux, même si l’éphémère l’occupe beaucoup, tout le temps, et le préoccupe même. Nous ne sommes pas à une contradiction près : chacun des textes exprime une chose et son contraire : le sérieux n’est pas concevable sans le rire, l’amour sans sa fin, etc.  Jusqu’au trompe l’œil qui est un… trompe l’ouïe/oreille : « dans le brouhaha planétaire/je n’entends que le bruit/des feuilles/qui tombent/par terre » (p.34)
Il n’y a pas de limites dans le détournement et retournement de la langue chez Radu Bata. L’innovation paraît facile à celui qui sait se libérer, voire être libre : « car maintenant je suis libre/libre comme un numéral/échappé de l’asile/grammatical » (p.14). La liberté libre de Rimbaud atteinte à sa façon. Et pensée à Urmuz (1883-1923), ce poète roumain qui « a ouvert un nouveau genre dans les lettres et l'humour roumains » [1].
Entre deux langues, le réel (nous) parle autrement. L’invente souvent – réalité inventée, mais… réalité quand même. Qui parle cette nouvelle langue – de chacun des poèmes. Il faudrait un dictionnaire pour… chaque poésette. La poésie prise à la légère – mais pas sans prendre en compte son pendant de gravité : écrire pour que chacune des poésettes soit point de suture des plaies, plus ou moins profondes, la plus profonde étant celle de l’amour, voire du bonheur.
Le poète n’est pas en exil : ou bien un exil heureux : « (et l’exil n’est heureux que parmi les mots) », et qui pourrait donner un autre titre de ce livre : Un exil heureux parmi les mots. Avec l’exploit de « féconder des idéogrammes ».
Surtout quand « être franco-roumain/c’est un peu comme être bisexuel/on ne sait plus quel organe utiliser/pour exprimer l’amour. » (« La compagnie des spectres », p.169)
Le poète y est, toujours : à la fois réel et altéré, changé, car, par l’écriture même, on devient un (notre propre) inconnu. « Je est un autre. »
Mais ce qui nous frappe tout au long du livre, c’est l’adresse avec laquelle Radu Bata joue avec la plasticité d’une langue, plasticité qu’il exploite jusqu’à la transformer dans une pâte à modeler : il faut la chauffer, la caresser, pour arriver à la faire chanter, vibrer.
Les rimes – c’est facile de les trouver, elles viennent toutes seules : « les heures sont des plantes carnivores/et les voies du seigneur multicolores ». Ou : « le rêve comme un feu de paille/la vie comme un passe-muraille ». Ludiques, enfantines – pour la plupart. Mais le fond (arrière-fond) saisissant : « ferme tes yeux/dans un livre de poésies/et tu accoucheras/d’un dieu » (p.17)
Et la douleur n’est pas exclue : « quand les êtres chers/ne te sont plus/chers//tu te caches/au milieu/d’un cri » (p.24)
La déception amoureuse : « les amours aigres-doux/ont toujours raison/de vous » (p.46)
Quand il écrit dans une de ses propres exergues « doux nous est l’amer », on peut voir cette faculté de déceler la beauté dans ce qui n’est pas toujours conçu dans les canons de la beauté (tel Baudelaire, dans « Les Fleurs du Mal », et Tudor Arghezi, dans la poésie roumaine, avec son célèbre Testament, où il est écrit (en roumain) « Din bube, mucegaiuri si noroi/Iscat-am frumuseti si preturi noi. » En français : « Des ulcères, moisissures et des choses boueuses/j’ai produit des beautés nouvelles et précieuses »[2]).
On a dit et souvent cité ce mot, à propos de la Roumanie, enfin, des Pays Roumains, avant l’Union de 1918 : « Que voulez-vous, nous sommes ici aux Portes de l’Orient, où tout est pris à la légère. ». Il serait facile de dire que la poésie de Radu Bata est l’expression de cet esprit, de tout prendre à la légère. Mais il faut aussi mettre en évidence le versant sérieux, celui déjà évoqué, de ne pas se moquer des… nuages, donc de la poésie ! Besoin de dire que le poète est encore considéré comme celui qui a la tête dans les nuages ?
Les nuages – la poésie ! – est notre (dernière) chance : « seule une transfusion/cathartique/avec des globules/de nuages/pourrait ramener la réalité/les pieds/sur terre » (p.112)
Elle seule, la poésie, peut nous rendre… légers : jusqu’à nous transformer, à notre tour, en… nuage(s). Pour cela, il suffirait que les gens « regardent dans les yeux/les fleurs de cerisier/et [qu’ils] deviennent/de plus en plus légers » (p. 36)
Le livre aurait pu s’intituler aussi : Autoportrait avec nuages. Un poème le dit clairement : « je suis un vieux mur/sensible aux nouvelles pierres/un rempart rhumatique/amoureux de lierres//pâle mais imperméable/dans les affreux orages/je suis impondérable/parmi les jeunes nuages » (« Autoportrait », p.135)



[1] Son travail dispersé, composé de prose absurde et de poésie, […], a captivé l'imagination des modernistes pendant plusieurs générations. Les Pages bizarres (Pagini bizare) sont largement indépendantes du modernisme européen, même si certaines ont pu être déclenchées par le futurisme ; leur valorisation du non-sens, de la comédie noire, des tendances nihilistes et de l'exploration de l'inconscient ont été maintes fois citées comme influentes pour le développement du dadaïsme et du théâtre de l'absurde. Des pièces individuelles telles que L'Entonnoir et Stamate, Ismaïl et Turnavitu, Algazy et Grummer ou Le Fuchsia.
[2] Trad. du roumain S. Voïca

 
Nicole Pessin
Si on ne badine pas avec l’amour (selon la célèbre pièce d’Alfred de Musset), on ne badine pas avec le bonheur. Le poème qui donne le titre du livre est plus profond qu’il n’a l’air, car il faut le lire et relire en entier : « survivre malgré le bonheur/produit à la chaîne//malgré les joies/empilées dans la cave//malgré la menace de félicité/qui nous gouverne//malgré les jolies promesses/de l’aube et de l’amour//survivre malgré les hommes qui habitent en nous//quand nous sommes partis (sic ! : partie, peut-être !) de désir » (« Partie de plaisir », p. 47)
Peut-être le moment de dire que ne sont pas rares les poèmes où le lubrique, le désir, la luxure sont « évoqués », surtout quand l’amour est « l’oiseau de l’amour/rare – une espèce/en voie de disparition » (p. 50)
L’amour traité en dérision, l’amour/la joie et les larmes qui vont ensemble. Les talents poétiques de Radu Bata étant multiples, il a réussi une parodie/ un pastiche du fameux poème « Liberté » de Paul Eluard. Citons seulement la première et dernière strophe de son « Pour toi, mon amour » : « j’aurais appris le mandarin/pour réciter li-taï-po/avec les diphtongues de pékin/sur le grain de ta peau//[…] j’aurais apprivoisé comme une tempête/les stalagmites de ta grotte secrète/je t’aurais écrit des rimes embrasées/pour tes désirs si tu avais existé » (p.54)
Souvent des poèmes à contraintes, donc l’esprit oulipien traverse aussi – souvent – les poèmes de Radu Bata : utiliser le mot vers avec tous ses sens dans un même poème : « au siècle des lumières/les poètes écrivent/des vers luisants//au troisième millénaire/la métaphore est filée/dans les contes bancaires//les damnés de la terre/ont de leur côté/les vers solitaires » (Le millénaire 3,14, p.41)
Des trouvailles, souvent, et des vers mémorables, comme ces vers où, l’amour peut, finalement, s’identifier à la poésie (dans les vers que j’ai mis en italiques) : « il est temps de tourner le soleil/dans le sens des aiguilles/de tes yeux/et de quitter la ville pour/les champs sémantiques/du no man’s land » (p.42)
L’esprit dada toujours en acte, celui des surréalistes aussi, des cadavres exquis : souvent les poèmes prennent cette allure d’enchaînement, d’abouchement, des « morceaux » disparates mais appartenant à un même esprit ludico-déconcertant : « avancer vaillamment dans l’année/comme un dromadaire sur la pointe des pieds//traverser le corps de la semaine/comme une figurine de porcelaine//marcher sur le fil du soir/comme une lumière sur une balançoire » (« Soleil de minuit », p.108) 
Survivre malgré le bonheur est un livre plein de rebondissements, un roman d’aventures : poétiques/linguistiques.
Nous parlions des poèmes comme des outils ; peut-être parler des mots comme des poulies, qui essayent de nous faire monter jusqu’aux… nuages.
Les idées fusent, l’inventivité atteint des sommets dignes de… Jacques Roubaud, la verve, l’humour, la capacité aphoristique qui donne des exergues propres pour presque tous les poèmes. Si on extrait et publie séparément seulement ces exergues (exemple : « le monde s’arrache les cheveux oubliant qu’il porte la perruque de l’hypocrisie ») on peut obtenir un recueil de maximes ou aphorismes, dans l’esprit de La Rochefoucauld et Cioran mélangés, et de surcroît en variante humoristique/ludique : « la vieillesse est un oiseau/qui a oublié de voler ». Surtout que, selon Radu Bata, « l’humour n’a pas de couleur/même quand il est noir ».
Si on peut penser, après les premiers poèmes lus, que Radu Bata en fait trop, au fur et à mesure du livre nous avons pensé qu’il peut toujours pousser le bouchon encore plus loin. Il reste aux Portes du Poème qui fait rire et pleurer en même temps. Mais lesdites Portes sont largement ouvertes.
C’est… son destin : « le destin a les yeux/grands/comme deux potirons/mais il ne voit pas/au-delà/du bout du nez//malgré les idées reçues/le destin n’est pas aveugle/il est juste autiste:/il entend des voix/qui lui demandent de fuir/de lui-même//lorsque le destin/échappera enfin/à son destin/les hommes pourront respirer/par les poumons/des étoiles. »
Et nous sommes convaincus que Radu Bata / sa poésie respire par les poumons des étoiles.
Et surtout que le poète en semble conscient : « mon sapin/personnel/vit dans un monde/parallèle//là-bas/pas de noël/mais le rêve immortel//de jouer à la marelle/dans un champ/d’étincelles » ("Feu follet dans les cheveux de la galaxie […] », p.95)

 
 Iva Binz

Profondeur et dérision ne f(er)ont plus qu’un. Sa poésie est la trace d’un errement, à la dérive – celui d’une (de son) âme en dehors de son corps : « j’ai quitté mon pays/comme une âme/qui quitte/son corps/et erre dans l’éther/espérant pouvoir encore/habiter/dans un autre//moi j’ai beaucoup erré/dans les champs élyséens/comme un bateau ivre/mais/je n’ai plus trouvé/un corps/à vivre » (« Histoire à dormir debout », p. 105)
Et si le poète « n’a[i] pas réussi à expliquer l’éclair, [il a] attrapé son zigzag ».
Poésie qui n’est pas étrangère à l’érotisme, à l’amour panique, comme toute vraie littérature : « […] tu fais l’amour à la lune/aux elfes/ou à moby dick […]// ou bien/pied de nez suprême : /tu écris des poésettes avec l’annulaire/sur le mont de vénus » [ La clé (du bonheur) sous la porte », p. 194.]
L’écriture, encore une fois, ce n’est que question de ou une histoire d’amour : «… j’écris pour les mots/ce sont eux qui se blottissent/près de moi dans le lit/et me content fleurette/toutes les nuits …» (« Mathématiques de mon être », p.193
Ceux qui ont compris cette bonne respiration sont les onze artistes présents – oh, combien présents, car beaucoup ont été directement inspirés par les poèmes de Radu Bata, et la plupart roumains, sauf un – dans le livre : de la couverture de Stefan Câltia, en passant par Iulia Schiopu, Florian Doru Crihana, Nicole Pessin (l’exception française parmi les artistes roumains), Iva Binz – sans oublier les autres non cités.

Sanda Voïca


NOTA BENE : cette chronique sera publiée dans le numéro 29/Mars 2018 de la revue "Paysages écrits". Parution imminente