Publiées le 13 février 2023 sur Poesibao
mes réponses, A et B,
à Jean-Pascal Dubost, pour sa Disputaison :
"Pourquoi le français ?"
Sa question devenue :
"Quitter sa langue natale, écrire en français"
L'Argument initial, de Jean-Pascal Dubost, suite auquel j'ai répondu, n'est publié qu'à la fin de mes réponses - car changé pour cette deuxième série de publications.
Ma réponse sur le site de Poesibao :
https://www.poesibao.fr/quitter-sa-langue-natale-ecrire-en-francais-25-sanda-voica/
Et le texte en word et... dans l'ordre -
l'Argument de Jean-Pascal Dubost d'abord :
Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle,
est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Le
poète tchadien Nimrod écrit : « J’ai écrit en français parce que les lettres
françaises ont fait vibrer mon être au-delà de tout ce que je pourrais en dire.
J’ai été élu, je ne suis pas l’auteur de mon élection. On dispense l’amour
parce qu’on a été aimé. »
L’amour y est-il pour quelque chose ?
Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? «
Écrire dans une langue étrangère est une émancipation. C’est se libérer de son
propre passé », déclarait Cioran. La langue adoptée est-elle une «
contre-langue » (maternelle) ? Un exil dans l’exil ? Si tant est que la langue
du poème est une langue étrangère inscrite dans une langue natale (« la langue
du poème est une “ langue étrangère ” » déclare Emmanuel Laugier en écho à
Gilles Deleuze : « autant dire qu’un grand écrivain est toujours comme un
étranger dans la langue où il s’exprime, même si c’est sa langue natale »).
Est-ce être nulle part ?
L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ?
Samuel Beckett disait rechercher, dans la langue française, une langue sans
style, « essayant de trouver un rythme et une syntaxe d’extrême faiblesse » («
trying to find the rhythm and syntax of extreme weakness ») : le choix du
français fait-il abandonner un style ? Chercher un autre style ? Affaiblit-il
le sens ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on
parler d’un devenir-autre ?
Et pourquoi le français ? Dont Cioran disait que c’est une langue sclérosée,
arrêtée. Offensif, Kateb Yacine quant à lui déclarait : « j’écris en français
pour dire aux Français que je ne suis pas français ».
Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la
langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont
aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Jean-Pascal Dubost
Réponse A
Énigme des énigmes, tout est énigme. Énigme,
déjà : pourquoi j’écris ? Longtemps j’ai pensé que j’écris
pour comprendre pourquoi j’écris. Je l’ai dit, pour la première fois,
en juin 2019, à l’occasion d’une lecture de poésie, aux côtés de Michel Deguy
et Martin Rueff – invités par François Bordes – dans le cadre d’un colloque à
Cerisy-la-Salle, autour de la revue Critique. Un an après, le texte
était aussi publié – en ligne – par Lettres Capitales. Voilà le
lien, si vous voulez en savoir mes « non-arguments »
Pourquoi écrire, donc, et, de surcroît, pourquoi écrire en français, dès mon
arrivée en France, vers mes 37 ans ? Surtout que depuis je n’ai plus
jamais écrit en roumain ! La seule tentative, d’il y a deux-trois ans, un
défi – suis-je encore capable d’écrire en roumain ? – s’est avérée bien
déconcertante, voire décevante: mon roumain était si rouillé, que j’ai voulu
tout de suite traduire mes poèmes… en français ! Et là, ils vivaient !
Alors, une énigme à la puissance deux – ou même à la puissance… n ! :
Pourquoi écris-je exclusivement en français ? La question continue.
Car, même en vous racontant ma vie par le menu, des
« Pourquoi ? » continueront, sans casser leur chaîne (infinie),
malgré les réponses : Pourquoi être née ? Pourquoi être née là où je
suis née ? Pourquoi avoir aimé beaucoup lire ? Pourquoi avoir aimé le
français ? Pourquoi avoir aimé aussi le russe ? Pourquoi avoir adoré
les mathématiques ? Pourquoi avoir échoué, de très près, au concours pour
devenir ingénieure ? Pourquoi avoir réussi brillamment le concours à la
Faculté de langues étrangères, l’année d’après ? Pourquoi ne pas être
restée en France en 1990, quand j’y ai passé cinq semaines, au Mans et à Paris –
au moment même où des mouvements sociaux graves (tragiques) (« les
minériades » ; voir des détails ici ) en
Roumanie indiquaient que tout y allait mal de nouveau et surtout quand on
m’avait même proposé de rester en France ? Pourquoi être venue quand même
y vivre – mais seulement…dix ans après ? Pourquoi-pourquoi-pourquoi. Des
réponses peuvent être données, bien sûr : mais le mystère restera entier.
ET LE SILENCE EST.
Réponse B
Mes divagations, à partir de l’Argument* de
Jean-Pascal Dubost.
Non, il ne s’agit pas de « quitter sa langue
natale » : on ne quitte jamais rien (et personne) définitivement – on
ne fait que… recycler (ruminer/malaxer) le passé, le présent et le futur.
Pas question de choix, non plus : « avoir été élue » par le
français, comme dit Nimrod, c’est un propos qui me reste… étranger. Je ne m’y
reconnais pas.
« On dispense l’amour parce qu’on a été aimé », c’est son affaire à
lui, aussi : on aime parce qu’on aime. Sans avant, sans après. Il n’y a
pas de cause décelable. Si on voit « la cause », la source – tout
disparaît.
Alors – de quel amour parle-t-on ? Pour dire que l’amour y serait pour
quelque chose pour écrire dans une autre langue ? Je ne vois pas, ce jour
de septembre 2022, aucun rapport entre les deux. Peut-être un autre jour – ou
jamais.
Fuite ? Exil ? Rejet de son pays ? Décision politique ?
Rien de tout cela en ce qui me concerne.
La déclaration d’Emil Cioran – m’est bien étrangère aussi : se libérer de
son passé ! Comme je le disais plus haut : se libérer ce n’est pas
annihiler.
Se libérer de son passé – c’est penser qu’on était enchaîné ou prisonnier dans
sa vie passée – et ce n’est pas du tout mon cas : j’ai toujours vécu en
liberté – libre de ma pensée et de mes gestes – même dans le régime communiste.
Les limites et les contraintes du communisme (vécu) n’ont jamais été les
miennes. Affranchie – par nature (de naissance ?).
« La langue adoptée » (comme « quitter sa langue natale »),
c’est une expression qui ne me convient pas non plus : je ne l’ai pas
adoptée du tout. Comme elle ne m’a pas élue non plus.
Ou, du moins, je n’en ai pas la conscience de tels « actes ».
Alors parler d’une « ‘contre-langue’ (maternelle) » ce serait parler
de ce que je ne connais absolument pas et ce n’est pas ma façon d’être :
parler pour dire les vérités des autres !
Un exil dans l’exil ? Cela me parle déjà un peu plus – vu que j’ai publié
un livre avec le titre « Exils de mon exil ». Mais à condition de
définir l’exil. Je n’en dirai que ceci : pour moi, l’écriture même, chaque
poème, était (est) un… exil, dès que je vivais en Roumanie. Et c’est quoi cet
exil, à vrai dire ? Comprendre l’exil comme une contrée nouvelle et
merveilleuse. Paradis vécu et écrit à la fois. De mon vivant.
Et là on se rapproche des propos évoqués plus loin dans l’Argument* de ces
Disputaisons – ceux d’Emmanuel Laugier (« en écho ») et de Gilles
Deleuze.
La langue du poème est une langue étrangère – oui c’est presque une banalité –
mais elle ne répond pas à la question : pourquoi écrire dans une autre
langue que celle maternelle.
Et remarquer que Gilles Deleuze parle d’un… « grand écrivain », comme
écho à… Marcel Proust, avec son « beaux livres » : « Les
beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot
chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un
contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont
beaux. » (Contre Sainte-Beuve). Mais… « beaux
livres » et « un grand écrivain » – ce sont quoi ? Les
questions restent entières.
« Est-ce être nulle part ? » (que d’écrire dans une autre langue
que la langue maternelle), dit une autre question.
Oui – mais un « nulle part » qui serait l’équivalent ou le pendant
(parfait) du… chez soi. Ma chambre à soi, c’est le nulle-part. Un
« nulle-part » qui correspondrait à une sorte de source (source de
l’écriture) – et non au chemin(ement) vers la source.
« L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement
physique ? »
Dans mon cas – en apparence, oui : j’ai quitté la Roumanie, sans plus y
habiter (à part des courts voyages) depuis 23 ans (en 1999) et pas la
perspective d’y retourner. Mais aussi pas forcément obligatoire, ce
« déplacement physique » : sans savoir pourquoi (énigme des
énigmes, toujours) – dans le seul livre que j’ai publié en Roumanie et en
roumain (peu avant mon arrivée en France) il y a déjà plusieurs textes/poèmes
écrits directement en français (que j’ai gardés tels quels et ensuite, dans le
livre, à la suite du texte français, les traduisant moi-même en roumain !
J’ai écrit donc en français (sous l’emprise d’une langue qui ne m’était connue
que par les lectures des livres en français !), tout en vivant en
Roumanie !
Quant à l’affirmation de Samuel Beckett – il faut le croire sur parole
(écrite) : chercher une langue – à propos du français !– sans style.
Mais ce n’est que sa parole !
Car peut-on dire que le français est une langue… sans style ? Avec
« une syntaxe d’extrême faiblesse » ? Le moins du monde – au
contraire même. Alors je pense qu’il cherchait tout simplement son…
propre style – et où le français avait, en fin de compte, peu à voir avec son
écriture. Un « outil », oui. Pour « façonner » son
style déjà existant. C’est mon avis. Ou alors… Beckett, fallait nous dire
POURQUOI LE FRANÇAIS ? (répondre à la question de Jean-Pascal Dubost). Ou
au moins nous avoir dit plus profondément/sérieusement que ce qu’il a déjà
répondu : POURQUOI LA FRANCE (pour lui)?
L’écriture en français de Samuel Beckett est une sorte de… POST-FACTUM. Un post-son
style-déjà ! Il faisait même, à mon sens, le contraire de son
affirmation : il a adapté le français à son style ! D’où (parce
que !) sa force : celle d’avoir rendu visible son écriture dans une
langue qu’il voulait… faible (Un décor ! De son paysage nouveau, comme
dans un… tableau !) – et qui ne l’était pas du tout. Dans sa
lutte avec TOUTE LANGUE d’expression, il est sorti vainqueur : a fait
sortir sa langue d’écriture. C’est tout. Et on ne va pas poser ces
autres questions : C’est quoi une langue ? C’est quoi une langue…
d’écriture ?
Pourquoi SON français – celui de Samuel Beckett) ? Autant
dire : pourquoi… son style ? Ce serait la vraie question pour lui. Et
(pardonnez-moi) : pour moi aussi !
Pourquoi a-t-il voulu rester à Paris ? Le sait-on assez ?
Ou : le saura-t-on vraiment un jour ? Pourquoi a-t-il décidé d’écrire
en français – au-delà du faux prétexte – langue sans style, etc. ? Vous
avez compris : ses déclarations ne me paraissent pas convaincantes. Et
tout en étant un de mes plus proches (grands !) écrivains : j’ai
« vécu » avec ses livres pendant des années, celles d’étudiante à la
Faculté de russe et roumain, à Bucarest, quand je lisais et je copiais ses
livres – en français, pas encore traduits en roumain –, ceux qu’on pouvait
trouver malgré tout à la Bibliothèque de ma Faculté même et/ou à la
Bibliothèque Nationale Roumaine.
[…] le choix du français fait-il abandonner un style ? Chercher un
autre style ? Affaiblit-il le sens ? Est-ce une autre personne qui
apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un
devenir-autre ? », interroge par la suite l’Argument.
Ma réponse à ceci, à travers ce que j’ai dit sur Samuel Beckett, comme une
conclusion : le français a forgé, ou renforcé, ou révélé mon
« style » (s’il y en a un). D’où l’envie d’écrire : mon
français.
Une autre personne qui apparaît dans une autre langue ? Pas plus que dans
sa propre langue : l’écriture fait apparaître forcément une autre
personne, voire plusieurs. « Devenir-autre » ? Devenir
(l’)écrivain déjà – et ce serait énorme. « Je est un autre » –
Rimbaud aussi a changé de langue : en français même !
L’« autre » n’est que le poète qu’il a voulu être. Il ne faut pas
chercher l’étranger dans l’autre. Ou bien : l’étranger qu’on est à
soi-même ! Il a été poète – en s’éloignant non pas du… français, mais de
ce qui avait déjà été écrit en français.
« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa
faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je
la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie
fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la
scène. »
Dans cette citation, j’ai été hantée, depuis l’adolescence, moins par « Je
est un autre » que par « Si le cuivre s’éveille clairon… ».
Pourquoi ? Un éveil – évidence pour moi : mon éveil à moi-même, qui
s’avérait très douloureux. Depuis – cet éveil (sans fin) m’est devenu bien
doux. Heureux même (j’ose le dire). Quoique les souffrances ne me sont toujours
pas épargnées.
Quant à la déclaration de Kateb Yacine (« j’écris en français pour
dire aux Français que je ne suis pas Français ), elle n’est pas
offensive, mais… (gratuitement) provocatrice et aussi contradictoire :
c’est quoi… être Français ? Ou bien : comment ne pas être français
tout en écrivant… en français ? Débat continu(el). Pas ma réponse
aujourd’hui.
Toute question demande finalement non pas une…
réponse, mais le silence : impossible réponse ; ou des réponses sans
fin, ribambelle infinie, donc réponse inexistante. L’infini à la portée des
écrivains – qui ne savent ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils disent, ou ce qu’ils
écrivent.
Hamlet en résumé (ou raccourci) : « To be or not to be.
The rest is silence. »
Avec cette dernière question, la mienne :
qui est écrivain ? Ou : c’est quoi (aujourd’hui) être écrivain, voire
poète ?
Une réponse possible : l’écrivain est celui à qui Jean-Pascal Dubost pose(ra)
la question : c’est quoi être écrivain ? – pour une de ses prochaines
Disputaisons. Ou, même si cela a pu être déjà fait, cette question
continue aussi.
Sanda Voïca