"Chère Sanda,
Je
viens de lire votre
"Trajectoire déroutée". J'en connaissais le douloureux sujet et
m’attendais forcément à un livre un peu chargé de pathos. Or, je trouve
qu’il s'en dégage quelque
chose d’à la fois terrestre et aérien, les détails directement
biographiques
étant rares et un peu flottants comme dans les tableaux de Chagall que
vous
évoquez à la fin. Ce n’est pas le mot « pudeur » qui, je crois,
convient pour qualifier votre travail (ce serait comme si on traitait de
« pudique » celui qui,
ayant traversé l’Achéron, essayait de retrouver une voix pour parler aux
vivants
ordinaires de ce qu’il a vu « là-bas », comme dirait Rimbaud). Vous
montrez plutôt, me semble-t-il, comment ce deuil affecte tout l’espace
familier ou cosmique, paralyse les sensations, pétrifie le corps, le
défait en
morceaux, ou le transforme en insecte et l’englue dans une substance
noire.
Vous faites pleinement sentir
l’étendue du désastre, mais on voit aussi que la mélancolie ne vous submerge pas, que
le monde continue tant bien que mal à exister, et que l’écriture tente malgré
tout de se frayer un passage (j’aime bien vos petits vers de 4-5 syllabes),
serait-ce avec des mains sans doigts ou des doigts sans ongles et sans
empreintes. J’ai été surtout rassurée (ce n’est peut-être pas le mot qui
convient mais je n’en trouve pas d’autre) à partir de la p. 66, par le retour
d’une chair nourricière et du possessif « ma », double marque d’union
féconde entre la mère et sa fille :
Mon cœur alourdi
sort de mon corps,
coule vers la terre,
devient un pis
et il nourrit
de ses gouttes immenses
couleur bleu-ciel
- ou bien royal ?-
ma fille enterrée.
Bien qu’ensuite on trouve des
« nasses » qui ne pêchent que d’autres "nasses", les derniers vers sont
porteurs d’une nouvelle légèreté qui n’exclut pas une ferme présence au
monde :
La chaux s’évapore, vole,
Nuage de poussière.
Me voilà.
Il n’y a d’ailleurs pas que des
nasses dans vos poèmes, mais aussi des cordons qui relient, auxquels j'ajoute l’image importante du poème
navette, p. 47, qui, bien qu'interrogatif, m’a fait penser à un texte du Cratyle
de Platon où Socrate dit que les noms sont des navettes,
des instruments à distinguer la réalité comme la navette sert à démêler
les
fils. Et j’use de ma liberté de lectrice pour remarquer que cette
« navette » a tendance à se substituer aux bateaux dont la trajectoire a
été déroutée.
Sans
prolonger mes divagations, je vous assure
de ma grande admiration pour l'élaboration (ce mot est peut-être aussi
maladroit) que vous avez su donner en poète à ce terrible drame.
Avec toute mon estime
Nathalie"
Nathalie"
Nota bene :
Depuis l'envoi de cet email, Nathalie de Courson a "peaufiné" sa note et elle sera publiée sur La Cause littéraire, dans sa série, "Peaux d'écriture" : http://www.lacauselitteraire.fr/peaux-d-ecriture-5-par-nathalie-de-courson
Si refus, elle pense la publier sur son propre blog :