dimanche 10 février 2019

P.2019.02.05. Nathalie de Courson sur "Trajectoire déroutée", par email à Sanda Voïca

Par email, inattendument, de la part d'une certaine Nathalie de Courson (qui signe, entre autres, des notes critiques sur La Cause littéraire), que je ne connais que depuis très peu, via Facebook, et à qui je nai rien demandé mais curieuse de la poésie contemporaine) - la voilà allée chercher et lire Trajectoire déroutée à la Bibliothèque / Médiathèque Marguerite Audoux de Paris, 3-ème arr.- "spécialement bien fournie en poésie contemporaine (mieux que le BPI du Centre Pompidou. J'y trouve presque toujours au moins un livre d'un auteur contemporain que je désire découvrir." (ses mots mêmes) :


"Chère Sanda,

Je viens de lire votre "Trajectoire déroutée". J'en connaissais le douloureux sujet et m’attendais forcément à un livre un peu chargé de pathos. Or, je trouve qu’il s'en dégage quelque chose d’à la fois terrestre et aérien, les détails directement biographiques étant rares et un peu flottants comme dans les tableaux de Chagall que vous évoquez à la fin. Ce n’est pas le mot « pudeur » qui, je crois, convient pour qualifier votre travail (ce serait comme si on traitait de « pudique » celui qui, ayant traversé l’Achéron, essayait de retrouver une voix pour parler aux vivants ordinaires de ce qu’il a vu « là-bas », comme dirait Rimbaud). Vous montrez plutôt, me semble-t-il, comment ce deuil affecte tout l’espace familier ou cosmique, paralyse les sensations, pétrifie le corps, le défait en morceaux, ou le transforme en insecte et l’englue dans une substance noire.

Vous faites pleinement sentir l’étendue du désastre, mais on voit aussi que la mélancolie ne vous submerge pas, que le monde continue tant bien que mal à exister, et que l’écriture tente malgré tout de se frayer un passage (j’aime bien vos petits vers de 4-5 syllabes), serait-ce avec des mains sans doigts ou des doigts sans ongles et sans empreintes. J’ai été surtout rassurée (ce n’est peut-être pas le mot qui convient mais je n’en trouve pas d’autre) à partir de la p. 66, par le retour d’une chair nourricière et du possessif « ma », double marque d’union féconde entre la mère et sa fille :

Mon cœur alourdi
sort de mon corps,
coule vers la terre,
devient un pis
et il nourrit
de ses gouttes immenses
couleur bleu-ciel
- ou bien royal ?-
ma fille enterrée.

Bien qu’ensuite on trouve des « nasses » qui ne pêchent que d’autres "nasses", les derniers vers sont porteurs d’une nouvelle légèreté qui n’exclut pas une ferme présence au monde :

La chaux s’évapore, vole,
Nuage de poussière.

Me voilà.

Il n’y a d’ailleurs pas que des nasses dans vos poèmes, mais aussi des cordons qui relient, auxquels j'ajoute l’image importante du poème navette, p. 47, qui, bien qu'interrogatif, m’a fait penser à un texte du Cratyle de Platon où Socrate dit que les noms sont des navettes, des instruments à distinguer la réalité comme la navette sert à démêler les fils. Et j’use de ma liberté de lectrice pour remarquer que cette « navette » a tendance à se substituer aux bateaux dont la trajectoire a été déroutée.

Sans prolonger mes divagations, je vous assure de ma grande admiration pour l'élaboration (ce mot est peut-être aussi maladroit) que vous avez su donner en poète à ce terrible drame. 
Avec toute mon estime 
Nathalie"


Nota bene :
Depuis l'envoi de cet email, Nathalie de Courson a "peaufiné" sa note et elle sera publiée sur La Cause littéraire, dans sa série,  "Peaux d'écriture" : http://www.lacauselitteraire.fr/peaux-d-ecriture-5-par-nathalie-de-courson

Si refus, elle pense la publier sur son propre blog :