Lu et relu - avec, du début à la fin, la chair de poule (des frissons partout : bras, cuisses...)
la note de lecture sur mon livre - par Angèle Paoli,
publiée sur "Terres de femmes"
vendredi, le 15 juillet 2022
Comment fait-elle pour une telle justesse / profondeur / acuité ?
« Mais j’ai ma lumière »
Variations sur l’amour/la mort, couple indissociable et indissocié sous la plume de la poète, Les nuages caressent la terre est un recueil poignant que Sanda Voïca dédie à sa fille, Clara, la tendre Clărutza, emportée en août 2015 par la maladie.
Comment vivre ? Comment continuer à vivre avec au cœur et au corps une perte aussi insoutenable ? Comment vivre avec ce vide lancinant, obsessionnel, qui a ravagé et ravage encore le cœur maternel ? Comment combler ce qui ne peut l’être ? Ce vide à jamais vide, cette place qui n’est plus occupée que par des songes ou des nuages ou par les caresses d’un ange défunt ? Comment se penser soi, avec au cœur une telle douleur ?
« Se faire portraiturer par le néant.
Portrait avec l’absence de Clara. »
C’est sans doute ce qui se joue en partie dans l’intime de ce recueil. Un autoportrait au néant. Mais l'humour de la poète, grinçant par moment, révolté à d'autres, sait aussi côtoyer la tendresse. Et c'est une palette très riche qui se présente dans ce recueil, à l'image des créations qui l'accompagnent.
Sanda Voïca, toujours se remet à l’ouvrage des mots pour tenter d’apprivoiser cette absence qui la constitue désormais intégralement, sans qu’elle puisse par son vouloir, par son désir changer quoi que ce soit à ce qui fait d’elle, définitivement- une mater dolorosa. Seuls les mots. Elle les contorsionne, les virevolte, se joue d’eux dans sa langue à elle. Langue universelle pourtant, matinée par son accent, par ses formulations-surprises qui font sourire un instant, par son humour inattendu qui détend, là où la douleur resserre jusqu’à l’angoisse. Sublime Sanda, poète de l’âme, artiste libre d’aller dans la langue comme elle veut et comme elle sent, avec ses inventions, sa philosophie, sa manière à elle de bousculer les habitudes, les expressions toutes faites et de prendre à parti le lecteur-voyeur qui suit la mère à jamais meurtrie dans les méandres de sa souffrance.
Le
présent recueil, tout entier occupé de Clara et par elle, est
accompagné d’œuvres d’artistes, mises en écho aux variations poétiques
de la poète.
Les poèmes écrits entre 2015 et 2016, ont été publiés en 2022 par Germain Roesz aux éditions Lieux-Dits.
Sanda Voïca joue avec les mots de sa douleur, jonglant avec les variations sur le vide et sur le plein ; ce trop plein des objets qui se joue de la vacuité du cœur. Ainsi s’arrange-telle avec les mots qui viennent à la rescousse, avec les objets qu’elle jette de sa vie de tous les jours. Et voilà que la poète soudain annonce à la volée, avec son humour inimitable, son retour sur la scène du monde, sur la scène de l’écriture :
« Sanda Voïca
est de retour :
Bonjour !
Jamais je ne l’aurais cru.
Son tour en 80 poèmes
Ou plus, si cœur, ventre, cerveau y sont.
Espérons que du bon cru.
Meilleur que le précédent ?
La vie vous le dira. Et la lecture… »
L’humour de Sanda Voïca est sa force. Il est sa façon bien à elle de déjouer le désespoir. Ce rien et ce vide qui l’habitent et jamais ne la quittent, elle en fait des poèmes :
« Le rien visible et démultiplié
Vie sans contour connu
Mais familier à mon cœur tendu. »
Sanda interroge s’exclame prend à témoin ceux qui la lisent, évoque la sainteté de sa fille, le miracle de sa sainteté, de ses pouvoirs au-delà des pouvoirs du monde. Le motif de Sainte Clara court de poème en poème. Il se fait leitmotiv. Si Clara est sainte, elle est aussi magicienne. Fille butineuse, elle est magicienne du miel. Clara la mystérieuse qui transforme en « or » ce qu’elle approche. Capable des alchimies les plus fortes puisqu’elle a réussi à trouver « l’or du temps ».
« J’ai vu, par terre, des feuilles d’or – arrivées d’où ?
Et j’ai compris,
et j’ai crié, et j’ai hurlé, et j’ai pleuré :
Tu as trouvé l’or du temps, ma fille,
celui qu’André Breton a toujours cherché-
sans le trouver : « Je cherche l’or du Temps. »
Au
passage, la poète convoque Emil Cioran et le provoque dans une sorte de
dialogue assez drôle. Elle s’autorise les barbarismes, invente sa
langue. Magnifique la façon qu’a Sanda de retourner la mort. Peu à peu
la tendresse et l’émotion la gagnent, qui prennent place derrière
l’exaltation. Jusqu’à faire siennes ces étranges étrangetés qui la
constituent, elle et Clara, comme une entité unique. Pas vraiment un
être à deux faces. Un être unique qui les inclut l’une dans l’autre,
indissociables désormais grâce à cette Étrangeté.
Sanda Voïca reconstruit sa vie grâce à ses mots et avec eux. Retrouvant le chemin de sa Roumanie natale, la poète évoque Bucarest et « la maison », le récent voyage avec Clara vivante ; puis Clara morte, incluse au milieu des perceptions immédiates. C’est pour elle qu’elle écrit, pour préserver sa mémoire.
« Je construis avec le moindre de mes mots ici une sur-construction
nue
autour de sa disparition : la souffrance en pensant que
que c’est moi celle qui préserve sa mémoire. »
Plus loin la poète évoque le père de Clara. Et la couleur rouge. Celle du désir de Sanda pour Ioan ; celle du désir de Clara pour son père.
« Du rouge je suis venue
Au rouge je retournerai… »
Tel est l’aveu de Sanda Voïca.
Il arrive que le poème devienne prière. Et dans le même temps détournement de la prière. Ainsi Sanda Voïca déjoue-t-elle, par la violence qui s’exprime, la forme convenue de la prière, et la déjouant, l’annihile. Puis le calme revient et la raison avec lui. La prière se clôt sur sa part de tendresse. Et sur une émotion, difficile à contenir.
Si Sanda Voïca joue avec les mots, elle joue aussi avec les poètes et les peintres, qui prennent place dans son imaginaire. Rimbaud et Breton. Apollinaire et Picasso. Ainsi de ces vers où elle se joue gentiment du peintre tout en se jouant d’elle-même :
« Après la période pluie,
la période rouge.
Et voilà que le vent me prépare
pour la période bleue :
la fumée de ma cigarette dans le vent,
toute bleu, échevelée aussi. »
« On n’est pas sérieux quand on a cinquante-quatre ans ». Écrit la Sanda « période rouge ».
Est-on vraiment sérieux lorsqu’on écrit dans un poème avec le plus grand naturel,
« Un oiseau sortit de mes branches » ?
Lumineuse Sanda, courageuse Sanda, capable de susciter en chacun-chacune, le permanent vertige auquel elle est confrontée. Capable de réveiller par sa force, par son énergie combative, nos tiédeurs, nos apathies, nos contradictions. Babélienne Sanda Voïca. Énigmatique. Avec ce sens de la formule qui interpelle et secoue :
« Souriez : j’écris.
Écritoire du soir : chaleur.
Écritoire du jour : parfum.
Chair sur chair :
Odeur de sainteté. »
Plus sérieuse elle le redevient lorsque surgit sous sa plume ce vers d’Hantômes emprunté à Isabelle Baladine Howald qu’elle cite :
« Seule ma mort interrompra le deuil ».
Le
poème pourtant se clôt sur un espoir. Les rôles se sont inversés et la
mère orpheline s’appuie désormais sur sa fille qui lui ouvre le chemin :
« Astrale, de bonne heure. Salut, mon étoile.
Tu me guides maintenant, plus que jamais.
Aveugle, moi, plus que jamais-
Mais j’ai ma lumière. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli