Radu Bata, "Survivre malgré le bonheur - poésettes" avec 13 illustrations, Couverture I de Stefan Câltia, ", Jacques André éditeur, 2018, 200 pages
« La
révolution se fera dans un vert d’eaux lexicales car c’est dans le mot qu’on
trouve le salut doux et lumineux comme une crêpe flambée.
La
poésette est un peu dada et beaucoup fada mais j’espère qu’elle entrera dans
[vos] grâces : elle nous met dans le même sac de lexicopathes
aguerris ! »
Radu Bata
Je me suis permis de reprendre en exergue la dédicace
personnelle de l’auteur, car elle résume bien le livre et nous incite mieux que
tout autre mot à le lire.
Mais chronique oblige : rajoutons nos mots, car
phrase après phrase on arrive à l’emphase. Me voilà contaminée par l’écriture
de Radu Bata. Son épigone, déjà !
Mais l’épigone de quelle poésie, déjà ?
« Poésette » peut intriguer plus d’un : l’auteur s’en est
expliqué par ailleurs : poésie sans prise de tête. Mais il ne faut jamais
croire sur parole un auteur. La poésie de Radu Bata est loin d’être
superficielle, voire facile. La prise de tête n’est pas mise en avant – mais
l’art de la cacher, non pas comme une chose honteuse, mais comme les fils de la
couture, chez un grand styliste, est là.
Pas facile de déceler les composantes d’un style – ou
d’une poésie nouvelle – sans s’embrouiller ou ennuyer, quand la fraîcheur du
poème est la seule qui « parle ». Mais on peut déceler de prime
abord, des noms d’autres poètes qui peuvent résonner en nous en même temps que
l’auteur. Je dis « en même temps » - car il ne s’agit pas d’une
influence directe de Verlaine, Prévert, Queneau, Kafka, Pessoa, Boris Vian,
Cioran, Rimbaud, Eluard, Supervielle, Jacques Roubaud, Charles Bukowsky, et surtout
Lewis Carroll (un des poèmes s’intitule même « Jabberwocky » !),
ce dernier pour le nonsense de son
« Alice au Pays des merveilles », et où le nonsense n’est pas le manque de sens ou absurde, mais ce genre
littéraire typiquement anglais, où le sens est (bien) dévié. En gardant les
proportions, on pourrait dire du livre de Radu Bata ce que Gilles Deleuze a dit
de Lewis Carroll et de son « Alice… » : « il [L.C.] a fait le premier grand compte, la première
grande mise en scène des paradoxes du sens, tantôt les recueillant, tantôt les
renouvelant, tantôt les inventant, tantôt les préparant ».
Et cette auto-définiton, ou ars poetica, dans ledit poème : « je suis/un
porte-manteau/verbalistique/qui voyage/au-delà des miroirs ». Radu Bata
est un(e) autre Alice au pays des merveilles. CQFD. Sa logique, la logique de
ses poèmes, est « la même logique folklorique/sortie directement/des
billes du loto » (p.39) Cette logique se vérifie dans tous les
textes : « notre existence biblique/perd le nord/dès qu’un ange
sculpté/par michel-ange/donne sa démission/et s’engage comme vigile/à
carrefour » (p.39)
Pour ne pas dire – oser dire, que ce livre de Radu
Bata est un large détour, ou une variation de la célèbre citation :
« Si le monde n'a absolument aucun sens, qui nous empêche d'en inventer
un ? (Lewis Carroll).
Et aussi les roumains et franco-roumains : Tristan
Tzara (« Salut dada », p. 88), Urmuz, Nichita Stànescu, Ionesco,
Bacovia, Tudor Arghezi, Gherasim Luca.
Mais il s’agit de leur sublimation, alchimiquement
parlant : leur fonte – non pas la fonte des neiges, mais leur décantation
ou transvasement, leur filtre et leur philtre donnant une nouvelle grille de
lecture de la réalité (et plus) et surtout un philtre enivrant. Ce n’est pas
pour rien qu’un autre de ses livres s’appelle « le philtre des nuages. Et
autres ivresses ».
Florian Doru Crihana
Mais tous ces noms cités sont englobés pour faire
l’unicité de Radu Bata : ce sont ces deux vers, en italiques, perdus dans
la page 6, qui le confirment : « Il
est bon d’avoir l’esprit d’équipe./Surtout quand tu joues seul contre
tous. »
« 20 spécificités », dit l’auteur, qui
donneraient son AOC. Au moins 20 auteurs-ingrédients, pour donner dans la
poésette !
Il ose l’inosable : et il s’impose, tel un
Brancusi, (encore une fois, garder les proportions !) : « le lit/est
une chaise électrique/installée/à la table/du silence ». Allusion à la
table du silence de Brancusi, mais aussi une variante de cette définition de la
beauté par Lautréamont : « … la rencontre fortuite sur une table de
dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie »…
Le mot d’ordre, ou le dénominateur commun des poèmes
batiques ! – de Bata ! – c’est l’AVENTURE dans la langue. Les jeux
d’enfants (la marelle, la corde à sauter, etc.) avec les mots. Exercices
d’admiration envers les précurseurs et aussi exercices de dé- et re-composition :
«
Nous avons vu dans chacun des poèmes un nouvel outil
de déchiffrement et de nomination du monde, soi y compris. Regard, point de vue
inédit, et profond, et décalé, et dépaysant, et rassemblant, et égayant, et
interrogeant, et synthétique, et ouvrant-fermant, et alléchant, et grave, et
ravivant, et gratuit, et tiraillant, et allégeant, et moussant, et catalysant,
et masturbant-jouissant, et va-et-vient entre des mondes connus et inconnus, et
décapant/nettoyant/déparasitant, et… allez voir par vous-même.
Les presque trente ( !) nuances de Bata (Radu).
Il faudrait préciser que Radu Bata est roumain, qu’il
vit depuis 1990 en France, Professeur de français en Roumanie et professeur de
français et de journalisme en France. Alors, c’est plutôt « normal »
qu’il soit à cheval sur les deux cultures et pensées poétiques, même s’il ne se
contente pas de celles-là, car il est un fin connaisseur de la poésie du monde.
Chacune des deux langues, roumain et français,
devient, tour à tour et en même temps, dans ses poésettes, langue maternelle et
étrangère.
On pourrait quand même « choisir » ou
pencher, avec le poète, du côté du français : « je suis devenu
français/ce matin/vers 5 heures/moins le quart// j’avais essayé d’autres
nationalités/d’autres langues […]//mais aucune/ne m’avait ouvert/la porte du
paradis » (p.43)
Les jeux de mots – qui jonglent avec les expressions
et les jeux de mots déjà existants dans chacune des langues – peuvent laisser
une impression de gratuité gratuite. Que la littérature, la poésie, soit/est
gratuite, c’est une évidence compréhensible. Mais quand elle est élevée à la
puissance deux, elle risque d’être moins compréhensible. Mais une gratuité en
mouvement – comme les mouvements des nuages, dont
les formes nous parlent ou pas, la condition première étant d’être attentif à
eux (les regarder, les voir, les lire, être synchronisés avec leur passage).
Détournement permanent des deux langues, en particulier, et du langage, en
général.
Le poète fait souvent, entre autres
« procédés », des calques entrecroisés sur le roumain et le français,
les métaphores « claires » ou évidentes dans chacune des langues
deviennent opaques – nuages ! – et à nous de (re)trouver un sens à ces
nouvelles métaphores !
Calque d’après le (nouveau) calque – cela ne peut que
mettre tout sens… sens dessous-dessus !
On dirait que le but de cette écriture est de NE
FAIRE ABSTRACTION DE RIEN, de rendre sensible, les choses, des plus concrètes
aux plus évanescentes, le moindre sentiment, la moindre pensée ! Comment
s’y prendre pour une telle tâche totale, totalisante ?
Inventaire/bréviaire de la vie du poète et de toute vie : pour essayer
d’arriver dans leur cœur, malgré la conviction du poète, dans le poème
« Rien de concret, ma chère », qu’on peut faire abstraction de tout
mais pas de la musique de l’air/printanier // car il n’y a que lui/qui
t’aide à faire abstraction/de toutes les abstractions/nommées ci-dessus//et il
envahit ta poitrine/en chantant/une fugue/de bach » (p.8-9). Pour dire que
la poésie ne peut pas s’absenter de nos vies.
La relatif et l’absolu sont inextricables, le livre
même devient « Le livre des chansons relatives », tout en visant
l’absolu de la poésie : « à partir d’un certain âge/la réalité est
plus dadaïste/et les amis se cachent/dans les plis de l’horizon[…] // à partir
d’un certain âge/les consonnes continuent/de faire l’amour avec les voyelles/le
verbe avec ses sujets/les majuscules de
corrompre les minuscules/(sans incidence pénale)/mais leurs ébats sont
intéressés:/ils veulent figurer entre les couvertures/d’un livre
incertain » (p.10)
Si Radu Bata n’est pas le seul à avoir vu les mots
comme des objets, il est le seul à le dire avec une distance très mélancolique,
même si elle n’est pas loin de la distance personnelle et historique, dont
était pleine aussi la poésie de Paul Celan : « à partir d’un certain
âge/tu restes à contempler/les mots renversés/sur la table de la cuisine/et les
refrains relatifs/qui ont inondé ton salon/comme des souvenirs/qui se sont
trompés d’adresse » (p.10)
Une poésie qui se propose, plus ou moins programmatique,
l’innovation, car il faut se rapporter à l’écriture des poèmes comme on se
rapporterait aux autres : « avec les gens/les choses sont
claires/seulement/si tu sais ouvrir/les pages/de leur
dictionnaire/personnel ». Question de lecture, de compréhension, voire
traduction du monde.
Pour voir plus clair – la vie, le monde – une…
solution, celle de « discuter/avec le vent », et cela lui permettrait
de se positionner – singulière position ! – dans ce monde :
« aujourd’hui/dans le vacarme lexical/de mes collègues/de planète/je
continue de socialiser//de discuter avec le vent » (p.25)
Parler déjà de l’importance
majeure/primordiale/déterminante, je dirais même le moteur de l’écriture de
Radu Bata : celle des nuages. Pourquoi les nuages ? « avec les
nuages/plus besoin/de lexique/personnalisé/tout le monde parle/leur langue/sans
professeur// il suffit/de les regarder/dans les yeux/et de lire/sur leurs
lèvres/le mot/amour » (p.13)
Radu Bata voudrait-il que les poèmes soient des
nuages ? Ainsi, il réaliserait ce que Lautréamont voulait : que la
poésie soit faite par tous et que lire (dans) les nuages soit à la portée de
chacun.
Les nuages sont presque (sacro)saints :
« mais il ne faut jamais/se moquer des nuages/des nuages/qui nous
habitent » (p.29)
Iulia Schiopu
Plus de trente occurrences du mot – dans celle-ci
l’amour pour eux étant avoué/explicite : « j’avoue aimer les petits
nuages lunatiques » (p.176)
Poésie et nuages risquent de se confondre, de faire
un : « je me suis introduit/dans le minuscule/département/de la
poésie/et j’ai créé/le Mouvement de Solidarité/avec les Nuages/les Amours/et
les Cerises//car les nuages/les amours/et les cerises/sont beaucoup
trop/éphémères/ils passent/comme des éclairs/dans notre ciel de
naissance » » (p.32)
Voilà le « sans prise de tête »
évoqué : la dérision, ne pas se prendre trop au sérieux, même si
l’éphémère l’occupe beaucoup, tout le temps, et le préoccupe même. Nous ne
sommes pas à une contradiction près : chacun des textes exprime une chose
et son contraire : le sérieux n’est pas concevable sans le rire, l’amour
sans sa fin, etc. Jusqu’au trompe l’œil
qui est un… trompe l’ouïe/oreille : « dans le brouhaha planétaire/je
n’entends que le bruit/des feuilles/qui tombent/par terre » (p.34)
Il n’y a pas de limites dans le détournement et
retournement de la langue chez Radu Bata. L’innovation paraît facile à celui
qui sait se libérer, voire être libre : « car maintenant je suis
libre/libre comme un numéral/échappé de l’asile/grammatical » (p.14). La
liberté libre de Rimbaud atteinte à sa façon. Et pensée à Urmuz (1883-1923), ce
poète roumain qui « a ouvert un nouveau genre dans les lettres et l'humour
roumains » [1].
Entre deux langues, le réel (nous) parle autrement.
L’invente souvent – réalité inventée, mais… réalité quand même. Qui parle cette
nouvelle langue – de chacun des poèmes. Il faudrait un dictionnaire pour…
chaque poésette. La poésie prise à la légère – mais pas sans prendre en compte
son pendant de gravité : écrire pour que chacune des poésettes soit point
de suture des plaies, plus ou moins profondes, la plus profonde étant celle de
l’amour, voire du bonheur.
Le poète n’est pas en exil : ou bien un exil
heureux : « (et l’exil n’est heureux que parmi les mots) », et
qui pourrait donner un autre titre de ce livre : Un exil heureux parmi les mots. Avec l’exploit de « féconder
des idéogrammes ».
Surtout quand « être franco-roumain/c’est un peu
comme être bisexuel/on ne sait plus quel organe utiliser/pour exprimer
l’amour. » (« La compagnie des spectres », p.169)
Le poète y est, toujours : à la fois réel et
altéré, changé, car, par l’écriture même, on devient un (notre propre) inconnu.
« Je est un autre. »
Mais ce qui nous frappe tout au long du livre, c’est l’adresse
avec laquelle Radu Bata joue avec la plasticité d’une langue, plasticité qu’il
exploite jusqu’à la transformer dans une pâte à modeler : il faut la
chauffer, la caresser, pour arriver à la faire chanter, vibrer.
Les rimes – c’est facile de les trouver, elles
viennent toutes seules : « les heures sont des plantes carnivores/et
les voies du seigneur multicolores ». Ou : « le rêve comme un
feu de paille/la vie comme un passe-muraille ». Ludiques, enfantines –
pour la plupart. Mais le fond (arrière-fond) saisissant : « ferme tes
yeux/dans un livre de poésies/et tu accoucheras/d’un dieu » (p.17)
Et la douleur n’est pas exclue : « quand
les êtres chers/ne te sont plus/chers//tu te caches/au milieu/d’un cri »
(p.24)
La déception amoureuse : « les amours
aigres-doux/ont toujours raison/de vous » (p.46)
Quand il écrit dans une de ses propres exergues
« doux nous est l’amer », on peut voir cette faculté de déceler la
beauté dans ce qui n’est pas toujours conçu dans les canons de la beauté (tel
Baudelaire, dans « Les Fleurs du Mal », et Tudor Arghezi, dans la
poésie roumaine, avec son célèbre Testament,
où il est écrit (en roumain) « Din bube, mucegaiuri si noroi/Iscat-am
frumuseti si preturi noi. » En français : « Des ulcères,
moisissures et des choses boueuses/j’ai produit des beautés nouvelles et
précieuses »[2]).
On a dit et souvent cité ce mot, à propos de la
Roumanie, enfin, des Pays Roumains, avant l’Union de 1918 : « Que
voulez-vous, nous sommes ici aux Portes de l’Orient, où tout est pris à la
légère. ». Il serait facile de dire que la poésie de Radu Bata est
l’expression de cet esprit, de tout prendre à la légère. Mais il faut aussi
mettre en évidence le versant sérieux, celui déjà évoqué, de ne pas se moquer
des… nuages, donc de la poésie ! Besoin de dire que le poète est encore
considéré comme celui qui a la tête dans les nuages ?
Les nuages – la poésie ! – est notre (dernière)
chance : « seule une transfusion/cathartique/avec des globules/de
nuages/pourrait ramener la réalité/les pieds/sur terre » (p.112)
Elle seule, la poésie, peut nous rendre… légers :
jusqu’à nous transformer, à notre tour, en… nuage(s). Pour cela, il suffirait
que les gens « regardent dans les yeux/les fleurs de cerisier/et [qu’ils]
deviennent/de plus en plus légers » (p. 36)
Le livre aurait pu s’intituler aussi :
Autoportrait avec nuages. Un poème le dit clairement : « je suis un
vieux mur/sensible aux nouvelles pierres/un rempart rhumatique/amoureux de
lierres//pâle mais imperméable/dans les affreux orages/je suis impondérable/parmi
les jeunes nuages » (« Autoportrait », p.135)
[1] Son
travail dispersé, composé de prose absurde et de poésie, […], a captivé
l'imagination des modernistes pendant plusieurs générations. Les Pages
bizarres (Pagini bizare) sont largement indépendantes du modernisme
européen, même si certaines ont pu être déclenchées par le futurisme ;
leur valorisation du non-sens, de la comédie
noire, des tendances nihilistes et de l'exploration de l'inconscient ont
été maintes fois citées comme influentes pour le développement du dadaïsme
et du théâtre de l'absurde. Des pièces individuelles
telles que L'Entonnoir et Stamate,
Ismaïl et Turnavitu, Algazy et Grummer ou Le Fuchsia.
[2] Trad. du
roumain S. Voïca
Nicole Pessin
Si on ne badine pas avec l’amour (selon la célèbre
pièce d’Alfred de Musset), on ne badine pas avec le bonheur. Le poème qui donne
le titre du livre est plus profond qu’il n’a l’air, car il faut le lire et
relire en entier : « survivre malgré le bonheur/produit à la
chaîne//malgré les joies/empilées dans la cave//malgré la menace de
félicité/qui nous gouverne//malgré les jolies promesses/de l’aube et de
l’amour//survivre malgré les hommes qui habitent en nous//quand nous sommes
partis (sic ! : partie, peut-être !) de désir »
(« Partie de plaisir », p. 47)
Peut-être le moment de dire que ne sont pas rares les
poèmes où le lubrique, le désir, la luxure sont « évoqués », surtout
quand l’amour est « l’oiseau de l’amour/rare – une espèce/en voie de
disparition » (p. 50)
L’amour traité en dérision, l’amour/la joie et les
larmes qui vont ensemble. Les talents poétiques de Radu Bata étant
multiples, il a réussi une parodie/ un pastiche du fameux poème
« Liberté » de Paul Eluard. Citons seulement la première et dernière
strophe de son « Pour toi, mon amour » : « j’aurais appris
le mandarin/pour réciter li-taï-po/avec les diphtongues de pékin/sur le grain
de ta peau//[…] j’aurais apprivoisé comme une tempête/les stalagmites de ta
grotte secrète/je t’aurais écrit des rimes embrasées/pour tes désirs si tu
avais existé » (p.54)
Souvent des poèmes à contraintes, donc l’esprit
oulipien traverse aussi – souvent – les poèmes de Radu Bata : utiliser le
mot vers avec tous ses sens dans un même poème : « au siècle des
lumières/les poètes écrivent/des vers luisants//au troisième millénaire/la
métaphore est filée/dans les contes bancaires//les damnés de la terre/ont de
leur côté/les vers solitaires » (Le
millénaire 3,14, p.41)
Des trouvailles, souvent, et des vers mémorables,
comme ces vers où, l’amour peut, finalement, s’identifier à la poésie (dans les
vers que j’ai mis en italiques) : « il est temps de tourner le
soleil/dans le sens des aiguilles/de tes yeux/et de quitter la ville pour/les champs sémantiques/du no man’s
land » (p.42)
L’esprit dada toujours en acte, celui des
surréalistes aussi, des cadavres exquis : souvent les poèmes prennent
cette allure d’enchaînement, d’abouchement, des « morceaux »
disparates mais appartenant à un même esprit ludico-déconcertant :
« avancer vaillamment dans l’année/comme un dromadaire sur la pointe des
pieds//traverser le corps de la semaine/comme une figurine de
porcelaine//marcher sur le fil du soir/comme une lumière sur une
balançoire » (« Soleil de minuit », p.108)
Survivre malgré
le bonheur est un livre plein de rebondissements, un roman
d’aventures : poétiques/linguistiques.
Nous parlions des poèmes comme des outils ;
peut-être parler des mots comme des poulies, qui essayent de nous faire monter
jusqu’aux… nuages.
Les idées fusent, l’inventivité atteint des sommets
dignes de… Jacques Roubaud, la verve, l’humour, la capacité aphoristique qui
donne des exergues propres pour presque tous les poèmes. Si on extrait et
publie séparément seulement ces exergues (exemple : « le monde
s’arrache les cheveux oubliant qu’il porte la perruque de l’hypocrisie ») on
peut obtenir un recueil de maximes ou aphorismes, dans l’esprit de La Rochefoucauld
et Cioran mélangés, et de surcroît en variante humoristique/ludique :
« la vieillesse est un oiseau/qui a oublié de voler ». Surtout que,
selon Radu Bata, « l’humour n’a pas de couleur/même quand il est
noir ».
Si on peut penser, après les premiers poèmes lus, que
Radu Bata en fait trop, au fur et à mesure du livre nous avons pensé qu’il peut toujours pousser le bouchon encore plus
loin. Il reste aux Portes du Poème qui fait rire et pleurer en même temps. Mais
lesdites Portes sont largement ouvertes.
C’est… son destin : « le destin a les
yeux/grands/comme deux potirons/mais il ne voit pas/au-delà/du bout du
nez//malgré les idées reçues/le destin n’est pas aveugle/il est juste
autiste:/il entend des voix/qui lui demandent de fuir/de lui-même//lorsque le
destin/échappera enfin/à son destin/les hommes pourront respirer/par les
poumons/des étoiles. »
Et nous sommes convaincus que Radu Bata / sa poésie
respire par les poumons des étoiles.
Et surtout que le poète en semble conscient :
« mon sapin/personnel/vit dans un monde/parallèle//là-bas/pas de noël/mais
le rêve immortel//de jouer à la marelle/dans un champ/d’étincelles » ("Feu
follet dans les cheveux de la galaxie […] », p.95)
Iva Binz
Profondeur et dérision ne f(er)ont plus qu’un. Sa poésie
est la trace d’un errement, à la dérive – celui d’une (de son) âme en dehors de
son corps : « j’ai quitté mon pays/comme une âme/qui quitte/son
corps/et erre dans l’éther/espérant pouvoir encore/habiter/dans un autre//moi
j’ai beaucoup erré/dans les champs élyséens/comme un bateau ivre/mais/je n’ai
plus trouvé/un corps/à vivre » (« Histoire à dormir debout », p.
105)
Et si le poète « n’a[i] pas réussi à expliquer
l’éclair, [il a] attrapé son zigzag ».
Poésie qui n’est pas étrangère à l’érotisme, à
l’amour panique, comme toute vraie littérature : « […] tu fais
l’amour à la lune/aux elfes/ou à moby dick […]// ou bien/pied de nez
suprême : /tu écris des poésettes avec l’annulaire/sur le mont de
vénus » [ La clé (du bonheur) sous la porte », p. 194.]
L’écriture, encore une fois, ce n’est que question de
ou une histoire d’amour : «… j’écris pour les mots/ce sont eux qui se
blottissent/près de moi dans le lit/et me content fleurette/toutes les
nuits …» (« Mathématiques de mon être », p.193
Ceux qui ont compris cette bonne respiration sont les
onze artistes présents – oh, combien présents, car beaucoup ont été directement
inspirés par les poèmes de Radu Bata, et la plupart roumains, sauf un – dans le
livre : de la couverture de Stefan Câltia, en passant par Iulia Schiopu,
Florian Doru Crihana, Nicole Pessin (l’exception française parmi les artistes
roumains), Iva Binz – sans oublier les autres non cités.
Sanda Voïca
NOTA BENE : cette chronique sera publiée dans le numéro 29/Mars 2018 de la revue "Paysages écrits". Parution imminente
site revue : https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/